Taxes, mensonges et Web-2.0
Le
Grâce à ma très chère et tendre, j'avais aujourd'hui rendez-vous avec un "conseiller" qui souhaitait charitablement essayer de nous faire payer moins d'impôts. Il s'agissait, en fait, de nous vendre un "plan d'épargne fiscal Robien" (ainsi nommé habilement par les commerciaux du secteur), dont le principe consiste à transformer une partie des impôts sur les revenus en capital investi dans de l'immobilier neuf.
L'idée de payer moins d'impôts ne m'étant pas foncièrement (!) désagréable, le projet tel qu'il m'a été présenté me paraissait tout à fait intéressant ; et de fait, cette forme d'investissement me paraît encore tout à fait raisonnable, malgré quelques points noirs que je détaille plus bas.
Mais l'aspect le plus intéressant de cette rencontre fut la réalisation a posteriori des techniques de manipulation dont a fait preuve mon habile interlocutrice, et qu'il me semble intéressant de documenter ici, et ce d'autant plus qu'elles ont toutes fait effet sur votre humble serviteur. Si j'ai peu de doutes sur la nature effectivement manipulatrice des techniques de vente décrites ci-dessous, je ne suis pas en mesure de juger si elles cachent une volonté de tromper, et en bon néo-naïf que je suis, je laisserai volontiers le bénéfice du doute à l'entreprise dont il est question.
Avant tout, il me faut établir le contexte de ce rendez-vous : un démarchage téléphonique (dont les données situaient curieusement Bénédicte chez ses parents - sans doute une piste intéressante pour remonter à la source des fichiers sur lesquels se fondaient le dit démarchage) avait proposé à Bénédicte de prendre un rendez-vous dans le but louable de nous aider à payer moins d'impôts. Celle-ci avait grâcieusement pris un rendez-vous auquel je pourrais participer - sans qu'elle n'ait besoin d'être présente.
Mon interlocutrice se présente de même ce matin dans cette optique de rechercher une solution pour faire baisser nos impôts, et commence donc naturellement par passer en revue notre situation financière et fiscale. De fait, et bien que les données collectées au cours de cet audit soient effectivement utiles à l'établissement des estimations pour le fameux "plan d'épargne fiscale Robien", cet audit induit aussi naturellement l'idée que plusieurs solutions sont en compétition pour nous faire payer moins d'impôts, et que les compétences de mon interlocutrice lui permettront de déterminer laquelle se prête le mieux à ma situation. Ce positionnement d'expertise est renforcée par quelques explications simples sur le barême fiscal qui nous est appliqué, et quelques calculs d'évolution possibles de nos impôts.
Mais cet audit joue un autre rôle important dans l'introduction de ce qui au final est une vente d'un produit financier : il pose cette vente comme étant le choix optimal parmi un lot de solutions disponibles, alors qu'en réalité, j'en suis désormais à peu près persuadé, il s'agissait de la seule option que cette "consultante en fiscalité" souhait m'offrir.
Mieux encore, au cours de cette audit, mon interlocutrice a réussi à ancrer fortement l'idée que nous payions une somme incroyablement élevée d'impôts, en faisant passer l'idée qu'il était étonnant que nous ne soyions jamais renseignés plus tôt sur le sujet et que nous ayions pu accepter de payer tant d'impôts aussi longtemps. Dans les faits, bien que nos impôts constituent une part non négligeable de notre budget (un peu plus de 10%), ils ne représentent finalement que 10% de notre budget, et dans des proportions que je sais partager avec plusieurs de mes connaissances.
Pour renforcer l'idée de l'extravagance des sommes payées, ma consultante établit un calcul rapide sur les sommes potentiellement économisées sur les 9 ans que durent ce "plan d'épargne fiscal" et me présente la somme totale, qui effectivement constitue une valeur importante. A ce moment de l'entretien, mon interlocutrice a ainsi (presque) réussi à me mettre dans une position d'infériorité de compétences et de connaissances, de nécessité de remédier à une situation intolérable (un niveau d'impôts trop élevé) et de me proposer une somme d'économies considérables.
La solution proposée a aussi, entre temps, était labélisée comme un plan d'épargne fiscal, nom tout à fait génial qui cache, sous les ronrons rassurants du terme "plan d'épargne" - plan d'épargne qui serait financé par mes impôts qui plus est -, un projet d'investissement immobilier en bonne et dûe forme, avec ce qu'il comporte de risques et de possibles difficultés.
Notre entretien s'est conclu sur un aperçu du processus nécessaire à la mise en place de ce plan, processus qui inclut supposément l'approbation de notre dossier par une commission bancaire : l'existence de cette étape joue un très fort rôle de décompresseur ("quelqu'un qui si connaît va vérifier que cela est raisonnable"), ainsi que de recherche de mise en valeur ("pourvu que notre dossier soit accepté") ; ce faisant, il inverse les rôles du client/vendeur : soudain, le client se sent obligé de vendre son dossier et d'espérer que le vendeur acceptera magnanimement de considérer sa clientèle.
L'excellent Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens décrit la tactique du pied dans la porte
comme technique de manipulation : il s'agit de commencer par une requête de petite ampleur, avec un faible engagement requis de la part de la victime visée ; si celle-ci accepte cette première requête, elle sera beaucoup plus amène à accepter une requête de plus grande ampleur par la suite. Dans ce cas-ci, mon interlocutrice a bien pris soin de m'expliquer qu'aucune décision n'était définitive à ce stade du processus, et que rien ne le serait avant six ou huit mois, tout en s'invitant à un deuxième rendez-vous pour lequel nous sommes supposés préparer un dossier administratif assez complet - démarche qui est au passage présentée comme une contrepartie du travail attentif que celle-ci va consacrer à l'analyse approfondie de notre situation.
De manière plus subtile, je crois que le fait que ce premier rendez-vous ait été fait alors que j'étais seul plutôt qu'en présence de Bénédicte (alors que le deuxième rendez-vous soit établi nécessairement en présence de cette dernière), est une façon déguisée de me rendre ambassadeur du projet proposé une fois convaincu de ses bienfaits - autrement dit, plutôt que d'avoir à dépasser l'appréhension de deux personnes, appréhension qui peut se compléter et se dupliquer, il est plus simple de n'avoir qu'une personne à convaincre, celle-ci pouvant ensuite présenter le projet sous un jour favorable à l'autre élément du couple sans les barrières psychologiques initiales d'un entretien commercial.
Heureusement, mon interlocutrice a tout de même fait quelques petites erreurs dans son opération de séduction commerciale, en particulier lors de ses réponses un peu vagues sur les possibles fluctuations du marché immobiler (que de nombreux indicateurs prédisent à la baisse dans les années à venir), sur les évolutions du système fiscal au coeur de si nombreux débats en cette année électorale, ou sur la composition du "pool bancaire" supposé être à l'origine de ces "packages" financiers.
Mais ce ne sont pas ces erreurs qui me font maintenant pencher vers un refus de cette offre. Après quelques recherches sur Internet et quelques lectures intéressantes sur le sujet, il apparaît que ces offres, bien que présentant un potentiel financier indubitable, présentent aussi des risques et des défauts sur lesquels il vaut mieux prendre le temps de se renseigner :
- comme je l'ai signalé plus haut, il s'agit à proprement parler d'un projet d'investissement immobilier : sa rentabilité dépend donc de la santé du marché immobilier, et en particulier dans la localité envisagée du projet de construction - il est donc préférable de se renseigner sur la santé économique et les tendances de l'immobilier dans la zone considérée, qui, semble-t-il, est souvent éloignée de celle de l'investisseur,
- le fait de devenir propriétaire implique un certain nombre de risques (délais de livraisons du chantier, frais d'entretiens et de copropriété, etc.) qui ne peuvent être que mal définis au préalable de la livraison du bien ; ceux-ci constituent autant de complications possibles dans le plan paisible proposé,
- d'un point de vue éthique, la construction immobilière a un impact important sur un grand nombre de paramètres : la qualité architecturale influe sur la qualité de vie des résidents et de leurs voisins, la démarche de construction peut intégrer ou pas des engagements en matière de développement durable et de respect de l'environnement, la décision du type de logement construit peut avoir un impact important sur l'urbanisme et la vie sociale de la localité, et la fixation du prix du loyer joue un rôle évident sur la vie économique des locataires envisagés ; se reposer entièrement sur les décisions prises par l'entreprise chargée de la réalisation du projet immobilier (et dont à ne pas douter, la rentabilité financière est le premier, voire le seul but) revient à abandonner des responsabilités sociales capitales, et ce, au dépens de la collecte fiscale qui est, au moins en théorie, supposée participer au bien commun,
- la réduction d'impôts consentie sur ces investissements est liée à ce que le bien construit soit effectivement loué ; bien qu'une assurance soit fournie en la matière par le sus-nommé plan, il semblerait que les garanties de ces assurances nécessitent une revue attentive de la part de leurs signataires,
- le système de financement Robien semble aussi mettre en place un système potentiellement pervers pour le marché de l'immobilier : puisqu'il impose de posséder et louer le bien pendant neuf ans minimum, il y a fort à parier qu'au bout de ces neuf années, le marché immobilier soit déséquilibré par l'offre concentrée de tous les propriétaires des biens construits dans ce cadre et souhaitant récupérer leur investissement, créant une tendance à la baisse et se faisant, réduisant la valeur de l'investissement initial,
- une seule entreprise se charge de la promotion, de la location, de la gestion et de l'assurance financière du projet qui m'a été présenté ; ceci permet bien sûr de constituer une offre très intégrée, mais oblige aussi à mettre tous ses oeufs dans un même panier, attitude à laquelle la sagesse populaire n'accorde que peu de crédit ; la dite entreprise semble qui plus est avoir été à l'origine de quelques ratés en la matière, bien qu'il soit difficile (voire impossible) de juger de la véracité des propos relatés sur ce sujet (comme j'en discute un peu plus bas),
- l'entreprise qui emploie ma consultante en fiscalité et qui potentiellement assurerait le suivi de mon dossier au cours de ces neuf ans, n'existe que depuis moins d'un an, rendant quelque peu fragile la confiance en la pérennité du dit suivi,
- prendre part à ce nouvel investissement immobilier, bien qu'il ne représente en somme additionnelle réelle qu'une fraction assez réduite de notre budget, impliquerait une augmentation de notre taux d'endettement, rendant plus difficile le financement de projets auxquels nous tiendrions réellement.
J'ai pu trouver la plupart de ces informations au travers de mes recherches sur le Web ; bien que dans l'ensemble, j'estime le résultat de ces recherches immensément positif, au moins dans ce qu'il m'aide à prendre une décision mieux informée, ces recherches ont aussi soulevé des questions dont l'importance grandit à mesure que le marketing s'engouffre dans le concept du Web participatif (dont le buzz impose de le numéroter en version 2.0, à mon corps défendant).
Le forum sur lequel j'ai pu trouver nombre d'informations importantes se trouve être absolument infesté par les dits conseillers fiscaux, principaux vendeurs du produit sur lequel je souhaitais m'enquérir. Certains participent ouvertement en tant que vendeurs, et quelques uns ont l'habileté d'expliquer les faiblesses et les forces des investissements proposés. Mais nombre de messages sont postés anonymement, et parmi eux, des vendeurs moins scrupuleux, se faisant passer pour des chalands ravis de leur investissement, inciteront d'autres à se lancer dans cette forme d'investissement, ou plus agressivement encore, dénigreront nommément certains de leurs concurrents pour s'assurer une meilleure visibilité.
Il est évidemment à peu près impossible de distinguer les ravis authentiques des vendeurs intéressés ; il en ressort tout de même quelques notions importantes :
- dans un système ouvert et collaboratif, il est beaucoup plus facile de perdre la confiance d'un individu que de la gagner ;
- en particulier, un seul message négatif aura plus de répercussions que dix messages positifs ;
- un message envoyé par une personne bien identifiée, sur lequel il est possible d'obtenir plus de renseignements (par exemple sur un moteur de recherche), aura nettement plus de poids qu'un message envoyé anonymement ;
- un message qui associe une analyse des points positifs et négatifs inspire beaucoup plus de confiance qu'un message qui ne serait que positif.
Bien entendu, si ces principes s'appliquaient de manière uniforme et instantanée, il n'y aurait aucun risque d'arnaques et de tromperies, et les opérations marketing seraient forcées de se faire ouvertement ; malheureusement, certains continueront à profiter de la latence nécessaire à la propagation de l'information dans ce système ouvert qu'est le Web, se reposant sur le fait que l'information n'est pas toujours disponible au bon endroit et au bon moment.
Je reste relativement optimiste, et j'ai bon espoir que les progrès en matière d'algorithme de recherche, de croisement des informations, et le déploiement de systèmes permettant d'établir des relations de confiance virtuelles plus claires vont contribuer à diminuer cette latence, et rendre le jeu de la mésinformation de plus en plus coûteux pour ceux qui essaieraient d'en profiter - à tout le moins dans un cadre légal.
Il me semble tout de même qu'à court terme, ce jeu du chat et de la souris représente un coût de confiance énorme pour le Web, et risque de freiner cette vague d'engouement pour un Web plus ouvert et participatif, de manière similaire au coût que le spam et le phishing (ou devrais-je dire le pourriel et l'hameçonnage ?) peuvent représenter à l'heure actuelle sur la fiabilité de l'e-mail comme méthode de communication.